A propos :
C’est en lisant récemment » L’éclaireur » de Sergueï Jirnov et Jean Luc Riva que je découvre ce chef d’œuvre du cinéma Russe contemporain, je vous livre ci après in extenso le chapitre qui en parle , de quoi, j’espère vous donner envie de vous documenter davantage sur les Russes et la Russie. Je vous invite également à cliquer sur les liens Wikipedia au dessus vous présentant la série et l’auteur
– Sergueï, c’est bientôt l’heure ! s’exclame mon père en me désignant le poste de télévision.
Et chez nous, les Jirnov, comme dans chaque famille soviétique, la vie va s’arrêter ce soir-là. Il est 19h30, ce mardi 18 septembre 1973, et les rues de la capitale se sont vidées. Il ne reste, et encore, que quelques policiers en patrouille dans des villes désertes. À Moscou, pendant une partie de la nuit, la criminalité va chuter car les truands, eux aussi, sont devant leur petit
écran. Pour ceux qui n’en ont pas, direction le bistrot du coin et ses relents de vodka.
J’attends avec impatience, comme 290 millions d’habitants, le deuxième épisode de Dix-sept moments du printemps. Si le titre peut sembler romantique, il dissimule en fait l’un des chefs-d’œuvre du cinéma soviétique en matière d’espionnage et de complotisme. Mais il est surtout
un coup de génie du KGB et de son maître, Youri Andropov.
Et cela fait un moment qu’il le prépare, ce coup-là ! Pour celui qui classe les ennemis de la société soviétique en trois catégories – les fous, qu’il faut interner en asile psychiatrique, les ignorants, qu’il faut éduquer, et les gens de mauvaise foi, qu’il faut éliminer –, il est grand temps d’épurer le passé stalinien. Lorsqu’il arrive en 1967 à la tête du Comité pour la sécurité de l’État, il comprend que les exactions de Staline et de son bras armé, le KGB, ainsi que de tous les organismes qui l’ont précédé, ont laissé une trace quasi indélébile dans l’esprit d’une bonne partie du peuple russe. C’est qu’il n’y est pas allé de main morte, le Vodj !
De sa prise de pouvoir en 1922 à sa mort en 1953, entre les purges, les déportations et les épisodes de famine, le tyran rouge aura tué plus de 20 millions de Soviétiques. Presque autant (plus, selon certains) que toutes les armées d’Hitler pendant la Grande Guerre patriotique. Bien sûr, le vingtième Congrès du Parti, le 14 février 1956, a fait amende honorable et a critiqué Staline en lui reprochant son culte de la personnalité et son goût prononcé pour le Goulag, mais, « chers camarades, tout cela est maintenant corrigé », a déclaré Khrouchtchev à la tribune. Trop tard, le mal était fait. Dans l’esprit de la population, le KGB est l’exécuteur des basses œuvres. C’est précisément cette image que Youri Andropov a décidé de changer radicalement. Pour cela, il pense à la culture de masse : littérature, théâtre, cinéma, télévision, radio. La Loubianka (siège des services secrets), sur la place éponyme rebaptisée « place Dzerjinski », devient alors le commanditaire privilégié et le producteur des œuvres artistiques qui glorifient le passé et le présent tchékistes. Elle organise des festivals et distribue des prix
prestigieux ainsi que des décorations appréciées par les artistes. Mais de tous les arts, c’est le septième qui est le plus populaire et le plus efficace des vecteurs de propagande pour les relations publiques du KGB. Des films vantant l’héroïsme du soldat soviétique, il n’en manque pas, mais ceux qui narrent les aventures des « éclaireurs », ces illégaux infiltrés chez l’ennemi,
sont un peu plus rares. On peut citer L’Exploit d’un éclaireur, tourné en 1947, Le Glaive et le bouclier ou L’Erreur d’un résident, réalisés tous deux en 1968, mais le camarade Youri souhaite frapper un grand coup ! On cherche alors parmi les romans policiers si l’un d’entre eux ne pourrait pas être adapté au cinéma. Sous Staline, ce genre littéraire était considéré comme une lecture bourgeoise, mais Youri Andropov, lui, le porte aux nues. Et il existe un livre qui, semble-t-il, pourrait bien faire l’affaire. En 1968, Julian Semenov, de son vrai nom Lyandres, a publié un récit d’espionnage, Dix-sept moments du printemps. Il revient de loin, ce Semenov ! Son père, un juif, qui fut un rédacteur du journal Izvestia, a bénéficié en 1952 d’un séjour au Goulag pour complot antirévolutionnaire. Torturé, il en est sorti paralysé à vie. Son fils, Julian, doué pour les idiomes étrangers, parvient à intégrer l’Institut des langues orientales, pour s’en faire chasser peu de temps après : « Mon père étant juif et ayant été jugé puis envoyé au Goulag, je ne pouvais être admis dans une université cotée. » Il lui faut attendre la mort de Staline, en mars 1953, pour y retourner. Il devient ensuite journaliste et couvre tous les points chauds, Cuba, Chili, le Paraguay et ses nazis, etc. Il est le premier grand
reporter d’investigation du pays3. Il entame alors une carrière d’auteur de romans policiers. Le succès populaire est au rendez-vous, mais les livres de Semenov sont également appréciés par les dirigeants communistes. Andropov n’hésite donc pas et prend contact avec Semenov. En 2019, dans une interview au Journal du dimanche, sa fille Olga racontera : « Il a appelé mon père et l’a invité à la Loubianka, le quartier général du KGB, vous imaginez, la Loubianka ! Il a dit à Papa : “J’aime bien ce que vous écrivez” et il lui a donné carte blanche pour écrire d’autres livres dans le monde de l’espionnage ». Mieux encore, Andropov lui ouvre les archives
du KGB et lui propose l’aide des espions historiens.
L’intrigue de son roman Dix-sept moments du printemps, qui se situe à la fin de la Seconde Guerre mondiale, est basée sur des faits réels. Les Alliés sont peu à peu en train de changer de position face à Staline. La question pour eux est de savoir qui va dominer l’Europe une fois la paix revenue. Or, sur ce sujet, Staline a une longueur d’avance. Il peut en effet compter sur les
partis communistes des territoires occupés par l’Allemagne, comme la France, l’Italie et les pays de l’Est. Afin de contrer cette stratégie, les Alliés s’emploient à conclure au plus vite un armistice séparé avec les nazis. C’est Allen Dulles, un des chefs de l’OSS, futur directeur de la CIA, qui mène en Suisse les négociations secrètes avec, en face de lui, Karl Wolff, le chef d’état-major d’Himmler. Apprenant cela, les Soviétiques décident de faire capoter les pourparlers en utilisant un illégal qui est dans la place. Il s’appelle Max Otto von Stierlitz, de son vrai nom Issaïev, et il est depuis longtemps infiltré dans le SD4, l’appareil de renseignement de la SS. Il en a gravi tous les échelons jusqu’à devenir un colonel chez les SS et le chouchou de Walter Schellenberg, le chef de la division d’espionnage politique du SD. Sa
mission est de découvrir qui, parmi les plus hauts dignitaires nazis, est à l’origine de ces tractations et de les faire échouer. Andropov décide de faire adapter cette œuvre au cinéma ! Il veut littéralement scotcher les Soviétiques à leurs écrans de télé et quoi de mieux qu’une série pour tenir en haleine un peuple de 290 millions d’âmes. Netflix avant l’heure ! Pour la réalisation, c’est open bar ! Pour la mise en scène, on choisit Tatiana Lioznova, une réalisatrice de talent, et, surtout, on charge Julian Semenov de l’écriture du scénario. Bien évidemment, les financements sont à la hauteur de l’ambition du projet : quasi illimités !
Et Youri Andropov réussit son pari. Semenov découpe son œuvre en douze épisodes de soixante-dix minutes et apporte, avec la cinéaste, un soin inouï au détail. C’est ainsi que pour les uniformes des SS, dessinés en 1933 par le couturier Hugo Boss, il demande que les insignes nazis soient stylisés et plus grands que les originaux de façon à frapper les esprits. On fait appel aux acteurs de la RDA pour jouer des Hitler et Göring plus vrais que nature. On trouve une ville est-allemande qui ressemble comme deux gouttes d’eau à la capitale suisse. Et cela fonctionne ! Les Soviétiques voient là le véritable travail d’un illégal, car chaque épisode est entrecoupé de séquences intitulées « Information pour réfléchir ». Des images d’archives retracent le rôle d’Himmler, Göring, Bormann, Goebbels, et le héros, Stierlitz, doit en déduire qui tire les ficelles des négociations secrètes derrière le dos de Staline.
C’est là un point crucial de la série, car il reflète exactement ce que doit être le rôle d’un illégal – ce que les Occidentaux appellent, eux, un « clandestin ». Il est formé à avoir une capacité d’analyse géopolitique et un esprit de décision qui n’ont pas d’équivalent, encore maintenant, dans les services de renseignement occidentaux, à l’exception du MI6 britannique. Il est seul sur le terrain et c’est à lui d’orienter ses recherches et de faire le choix de ses cibles sans aide extérieure. C’est la raison pour laquelle la formation des illégaux en Russie est l’une des plus longues et difficiles qui soient et que leur niveau de recrutement est particulièrement élevé.
En voyant cette série, chaque jeune a alors envie de vivre la vie de Stierlitz, ce héros qui se déplace de Berlin à Berne dans une superbe limousine, fréquente des hôtels de luxe en Suisse, boit du cognac tout en sauvant la nation des machinations impérialistes ! Il devient mon modèle et va m’aider à tracer ce fameux chemin qui n’en est encore qu’à ses prémices.
Sur l’initiative du président du KGB, toute l’équipe du film va être décorée d’ordres et de médailles et Andropov lui-même va enfin devenir en 1973 membre titulaire du Politburo du Comité central du Parti et être promu au grade militaire de général d’armée.
Mais il se passe dans tout le pays un tout autre phénomène que le camarade Andropov n’a pas vu venir. Si l’uniforme de la SS est jugé plus seyant que le russe et qu’à peine la série terminée des milliers de garçons se déguisent, dans leurs jeux, en tenue noire et brassard à croix gammée, le peuple, lui, s’aperçoit que le parti nazi, le NSDAP, ressemble à s’y méprendre, dans son organisation, au Parti communiste, et que le KGB n’a rien à envier à la Gestapo ! Plus grave, on assiste un peu partout à la création de groupuscules néo-nazis que l’on n’aurait jamais imaginé voir au pays des bolcheviks, pays qui a perdu 27 millions de vies dans la guerre
contre l’Allemagne nazie !
Actuellement en Allemagne, les partis radicaux d’extrême droite et néonazis sont plus populaires à l’Est, dans les anciens territoires communistes, qu’à l’Ouest. L’explication de ce phénomène paradoxal vient peut-être de là.
Pour la petite histoire : dès 1973, les guides touristiques de la ville de Berne, en Suisse, ont eu du mal à comprendre pourquoi les rares Russes de passage leurs demandaient de visiter la Blumenstraße, une rue qui n’existe pas dans la capitale de la Confédération helvétique. Ils ouvraient de grands yeux lorsque ces touristes leur parlaient d’un certain professeur Pleischner, l’envoyé secret de Stierlitz, qui s’y serait suicidé…
Bien sûr, la série en douze épisodes Dix-sept moments du printemps va susciter des vocations, bien plus qu’une autre excellente série d’espionnage en quatre épisodes, elle aussi lancée et soutenue par Andropov en 1968, Le Glaive et le bouclier.
Il faut noter que déjà après la diffusion de cette dernière, un lycéen, fasciné par les images d’espions héroïques, est allé frapper à la porte de la représentation régionale du KGB de Léningrad afin d’y proposer ses services. Il s’appelait Vladimir Poutine et il avait seize ans. Il a été aussitôt éconduit, le service détestant les candidatures spontanées. Ce jeune enthousiaste aurait dû en être banni pour toujours. Mais il a eu de la chance car en 1975, à sa sortie de la faculté de droit de l’université de Léningrad, le KGB local lui a tout de même ouvert ses portes. Il avait alors vingt-trois ans.
Je suis moi aussi impressionné par ces séries soviétiques d’espionnage. Mais à l’automne 1973, je n’ai que douze ans et demi et je n’ai pas eu le culot de Poutine adolescent pour aller proposer mes services au KGB comme il l’a fait.
Je décide cependant de m’inscrire en extrascolaire, avec mon copain Andreï Klimov, au radio club près de la Maison des jeunes pionniers de Zélénograd. On y apprend l’alphabet Morse ou la manière d’envoyer des messages codés en ondes courtes comme au temps de la Seconde Guerre mondiale. C’est une autre espèce de langue étrangère et ça me plaît énormément. Je passe beaucoup de temps à m’entraîner « à blanc » (sans être branché sur le moindre émetteur) à taper à la bonne cadence les points et les tirets avec la clé Morse. Pour faciliter cet entraînement, on chante un court « ti » pour le point et un long « ta » pour un tiret. Par exemple, ti-ti-ti / ta-ta-ta / ti-ti-ti pour le SOS, Save Our Souls, le signal Morse universel de
détresse. Je rêve d’envoyer des messages secrets dans la clandestinité depuis un pays étranger vers le « Centre » à Moscou. Finalement, je me sensibilise assez tôt à la vie des « illégaux ».
Ce que j’ignore, c’est que cette activité est très surveillée par le KGB, qui redoute des contacts avec l’Occident. Il est vrai que les ondes courtes portent très loin, il nous arrive d’écouter des émetteurs qui se trouvent à l’autre bout du monde ! Pour s’adonner à cette activité il faut donc être habilité par le KGB, ne serait-ce que pour avoir l’autorisation d’écouter. C’est ainsi qu’à douze ans mon nom entre pour la deuxième fois, après mes succès linguistiques, dans une base de données du Comité pour la sécurité de l’État. Décidément, nous étions faits l’un pour l’autre !
Pour émettre en ondes courtes, c’est beaucoup plus compliqué. Il est nécessaire d’être immatriculé sur un registre national et international, avec un nom codé d’appel qui sert de pseudonyme radioamateur. Dans l’un de mes films préférés, tourné en Yougoslavie, un garçon du bloc communiste et un jeune Américain correspondent sur les ondes courtes en toute liberté (une belle propagande mensongère de la dictature du maréchal Tito !). Ils finiront par se rencontrer physiquement à bord de L’Oiseau bleu, un fabuleux trois-mâts qui va emmener des ados de tous les pays, venus défendre la paix dans le monde, faire une croisière en mer Adriatique. Sur fond de premières amours adolescentes et de clichés sur l’amitié entre les
peuples, ils vont déjouer avec beaucoup de courage un dangereux complot de trafiquants de drogue et d’espions occidentaux. Il me faudrait des appuis au sein de la nomenklatura du Kremlin pour bénéficier de ce genre de croisière !
En parlant de hautes sphères et d’appuis… L’hiver, on patine toujours à Arkhanguelskoïé et le chalet à brioches n’a rien perdu de son charme ni de son succès auprès des enfants, du moins de ceux qui peuvent s’en approcher. Alexeï Kossyguine, celui que j’appelais il y a onze ans
« dédouchka Alocha », vient encore régulièrement chaque week-end y passer un peu de bon temps. Sûrement pour oublier les difficultés économiques qui commencent à assombrir l’avenir du pays. Le seul changement notable est intervenu dans ma famille en 1974. Cette
année-là, ma tante Tamara, « tyotya Toma » pour les proches, qui est divorcée depuis longtemps, décide de convoler à nouveau et pas avec n’importe qui ! L’heureux élu a un poste de choix, pensez donc ! Le commandant Matveï Zagvozkine est un officier de la neuvième direction du KGB, celle qui est en charge de la protection rapprochée des membres du Politburo.
Le métier de body Guard mène à tout puisque Zagvozkine est aussi, et depuis des années, le projectionniste particulier de la famille Kossyguine. C’est ce même jeune lieutenant qui m’avait projeté des dessins animés en décembre 1967 à la datcha officielle du chef du gouvernement ! Le monde est petit !
Cette proximité de mon nouveau tonton avec les Kossyguine va-t-elle me servir dans le futur ? Qui sait…
|